La ruine antique en Grèce ne saurait occulter dans l’imaginaire collectif d’autres pans d’une histoire plurielle et vivante. Les ruines dont il est question ici ne sont pas révélées par la fouille archéologique. Elles s’offrent à qui veut bien poser le regard dessus et laisser porter son imaginaire. Vestiges d’un mode de vie essentiellement agricole, depuis longtemps dépassé par la manne économique du tourisme balnéaire, les vieux villages de Céphalonie aujourd’hui désertés résonnent d’une forte poétique. Si elles ne font pas l’objet d’une protection particulière, ces ruines suscitent un intérêt patrimonial, mémoriel, touristique et culturel. Elles peuvent même devenir lieux d’expérimentation et matière à projet.
Cet article s’inscrit dans la continuité d’une résidence de recherche effectuée avec le support de l’École française d’Athènes en septembre 2021. https://www.efa.gr/fr/ecole-francaise-athenes/les-personnes/les-chercheurs-en-residence
Tassia serait justement sortie pour tirer l’eau du puits. Elle aurait eu le temps de lever les bras au ciel en voyant son toit s’écrouler sur ses enfants. Tassia seule… puis elle aurait couru vers les plus proches champs d’oliviers comme on fait logiquement quand il y a séisme. Quand tout le village serait à terre (en quelques secondes), un tas de cailloux blancs, roses et ocre et de gravats, un grand raz de marée arriverait (la mer rouge de la couleur de la terre remuée et aussi celle du sang) et balayerait les décombres. Plus rien. Place nette.
Manuelle Roche, Sismos, Paris, Albin Michel, 1971, p. 11-12.
Le 12 août 1953, un séisme de 7,2 sur l’échelle de Richter dévaste les îles ioniennes habitées de Zante, Céphalonie, Ithaque, Argostóli1 et (dans une moindre mesure) Leucade. Le bilan au lendemain de la catastrophe est particulièrement lourd : entre quatre cent cinquante et huit cents morts, vingt mille trois cent vingt-trois édifices complètement détruits, quatre mille deux cent dix-sept édifices partiellement détruits, quatre-vingt-treize mille cent cinquante-deux personnes sans abri. Un patrimoine séculaire est perdu à jamais : le musée archéologique d’Argostóli, les archives et le musée de peinture de Zante, tout comme des bibliothèques ainsi que des centaines d’églises2 – sans parler de l’architecture traditionnelle de l’Heptanèse3 .
La catastrophe provoque un fort retentissement médiatique et émeut la communauté internationale. De nombreux pays européens répondent à l’appel à la solidarité lancé par le ministre de la Coordination Spyro Markezini. L’urgence passe d’abord par le ravitaillement, l’administration des premiers soins, le rétablissement d’un réseau routier, une fourniture minimale d’électricité et la construction d’abris provisoires. La reconstruction et le relogement des habitants s’organisent dans les mois qui suivent. Les techniques mises en œuvre, les choix architecturaux et urbains découlent directement des “leçons” de la Reconstruction post-Deuxième Guerre mondiale, avec un matériau béton largement dominant, la rationalisation des chantiers et la modernisation du cadre de vie4 . Sur l’île de Céphalonie, de nombreux villages, souvent séculaires, sont abandonnés5 au profit de terrains connectés au maillage routier alors renouvelé. Ainsi les habitants de Vlachata sont relogés à Karavomylos près de Sami, ceux de Farsa sont déplacés à quelques centaines de mètres en contrebas, le long de la route littorale Argostóli-Fiskardo, tandis que le village de Valsamata est descendu depuis les premiers contreforts du mont Ainos vers le cœur d’une plaine fertile.
De nos jours, les vestiges de la vie rurale et agricole céphalonienne sont toujours visibles. À l’issue de pistes tortueuses et de chemins chaotiques, le conducteur aguerri ou le promeneur se surprend à sillonner rues et venelles silencieuses, parcourues d’innombrables évocations du passé. Çà et là, le regard hésite à franchir un seuil, se pose sur un linteau tantôt ouvragé, tantôt rustique, s’attarde sur une presse à olives ou un puits, s’élève vers la cime d’un cyprès ayant pris racine au cœur d’une maison dont le toit n’existe plus. Cette fascination teintée de nostalgie est la veine narrative de plusieurs films documentaires. Dans Seismos de Yuri Averof (2003)6 , le film d’archive amateur entre en dialogue avec de nombreux témoignages directs, allant jusqu’à évoquer l’inéluctable exil après cette catastrophe et le mal du pays éprouvé par la diaspora.
Plus récemment, George Messaris a inventorié tous les villages et hameaux disparus puis demandé aux insulaires d’évoquer histoire, légendes et anecdotes d’un passé révolu au milieu des vestiges dans Shadows of yesteryear (2019)7 . De nos jours, les villages de Palia Vlachata et de Valsamata sont régulièrement visités par des touristes, orientés par une signalétique officielle et parfois quelques planches d’explications historiques. L’une des grandes satisfactions relève de ce que loue Albert Camus lorsqu’il visite Tipasa pendant sa jeunesse : des ruines ouvertes, à arpenter en toute liberté, sans interdictions ni contraintes, où les ronces, les herbes folles et les fleurs épousent ou étranglent, c’est selon, les terrasses et les murs de pierre sèche8 .
Ces sites sont pour la plupart accessibles, sécurisés et entretenus. Si la désertion des habitations peut s’expliquer par des difficultés juridiques et intra-familiales dans la transmission des héritages, une autre appropriation des ruines s’opère par le biais d’activités diverses. Une agriculture perdure dans et autour des villages, avec par exemple la présence de troupeaux, de ruches et d’oliviers. Certains insulaires persistent à se rendre régulièrement sur leurs anciennes propriétés et cultiver jardins et carrés de potagers. En outre, la plupart des chapelles et églises ont été restaurées par la communauté orthodoxe. De nombreux clochers baroques, restés debout, signalent toujours les sanctuaires et cimetières qui sont réinvestis le temps d’une commémoration ou d’un pèlerinage. Ainsi, malgré l’absence de protection particulière, ces ruines font l’objet d’attention et de soin. Le sentiment d’une universelle vanité et la mémoire collective en sont les principaux motifs, comme en réponse à Chateaubriand dans son Génie du Christianisme : « Tous les hommes ont un secret attrait pour les ruines. Ce sentiment tient à la fragilité de notre nature, une conformité secrète entre ces monuments détruits et la rapidité de notre existence »9 .
Au-delà de ces hommages à la fois ordinaires et émouvants, il faut signaler plusieurs initiatives et projets de revitalisation. Depuis 2012, une équipe principalement composée de personnes issues du monde de la culture et du tourisme organisent chaque année le Saristra festival10 à Palia Vlachata qui revit, le temps de trois jours et de trois nuits, au rythme des concerts, performances, projections, rencontres et expositions. L’engagement est réciproque : les autorités publiques assurent la mise en sécurité du site tandis que les festivaliers entretiennent, préparent et nettoient celui-ci une fois l’événement clos. L’occupation éphémère des îlots, cours, maisons, leur mise en lumière et le dialogue qui s’instaure entre les artistes, le public et les œuvres est unique, montrant la vitalité de la jeunesse céphalonienne, l’envie de faire connaître une histoire souvent méconnue, et d’expérimenter une utopie éphémère, jouant avec les temporalités.
Le monde de la culture et de la fête constitue un levier pour insuffler vie à ce patrimoine et le valoriser, tout comme la recherche et l’enseignement. En 2006, sous l’égide du Kefalonia Program in Sustainable Community Development, les Professeurs Nicholas C. Zaferatos et Arunas P. Oslapas ont conçu et supervisé11 une étude pour la revitalisation du vieux village de Farsa. Considérant l’infrastructure, la gestion de l’eau, des ressources et des déchets, des projets ont été publiés avec leur lot de préconisations pour équilibrer l’équation entre patrimoine, création, transformation de l’existant et préoccupations écologiques12 . Pour contrer les campagnes récentes de construction de programmes immobiliers relevant souvent d’une bétonisation à outrance ou au moins d’un défaut d’intelligence en sites fragiles, et à l’heure où Céphalonie et Ithaque forment un Geopark candidat à l’Unesco13 , il y a lieu d’ouvrir le débat sur la réhabilitation de ces villages, peut-être simplement assoupis depuis bientôt soixante-dix ans.
- Les îles de Kastos et de Kalamos, administrativement rattachées à Ithaque, subissent aussi de lourdes destructions. ↩
- Un inventaire de l’art religieux à Céphalonie a été établi et publié en trois volumes, entre 1986 et 1996. Moschópoulos Geōrg. N. (dir.), Κεφαλονιά : ένα μέγαλο μουσείο : εκκλησιαστική τέχνη. Cephalonia : ecclesiastical art, Αργοστόλι : Ιστορικό Αρχείο Κεφαλονιάς ; Argostóli : Istorikó Archeío Kephaloniás, 1986, 1989, 1996. ↩
- Les chiffres des pertes et destructions se retrouvent dans la conférence « Les séismes des îles ioniennes », donnée le 19 octobre 1953 au ministère de l’Information par M. P. Sifnéos, ministre grec de l’Information. Archives du ministère des Affaires étrangères, La Courneuve : Unions internationales, 5e versement 1946-1961, 39. ↩
- Voir notamment Ilias Beriatos, Architecture and Urbanism in post-seismic Argostóli, Kefalonia & Ithaki Foundation, 1997. ↩
- Le délaissement de ces villages était déjà perceptible dans les années précédentes au gré de l’exode rural et des flux d’émigration dus notamment à la guerre civile (1946-1949). ↩
- Yuri Averof, Seismos (Earthquake), 2003, 52 min, Anemon productions. ↩
- George Messaris, Shadows of yesteryear, 2019, 49 min, Omega audiovisuel productions. ↩
- « J’espérais, je crois, y retrouver une liberté que je ne pouvais oublier. En ce lieu, en effet, il y a plus de vingt ans, j’ai passé des matinées entières à errer parmi les ruines, à respirer les absinthes, à me chauffer contre les pierres, à découvrir les petites roses, vite effeuillées, qui survivent au printemps. À midi seulement, à l’heure où les cigales elles-mêmes se taisaient, assommées, je fuyais devant l’avide flamboiement d’une lumière qui dévorait tout. La nuit, parfois, je dormais les yeux ouverts sous un ciel ruisselant d’étoiles. Je vivais, alors. Quinze ans après, je retrouvais mes ruines, à quelques pas des premières vagues, je suivais les rues de la cité oubliée à travers des champs couverts d’arbres amers, et, sur les coteaux qui dominent la baie, je caressais encore les colonnes couleur de pain. Mais les ruines étaient maintenant entourées de barbelés et l’on ne pouvait y pénétrer que par les seuils autorisés. Il était interdit aussi, pour des raisons que, paraît-il, la morale approuve, de s’y promener la nuit ; le jour, on y rencontrait un gardien assermenté. Par hasard sans doute, ce matin-là, il pleuvait sur toute l’étendue des ruines. », Albert Camus, « Retour à Tipasa » dans Noces suivi de L’Été, Paris, Les Éditions Gallimard, 1959, collection folio, juin 1999, p. 101. ↩
- François-René de Chateaubriand, Génie du christianisme, Paris, Garnier frères, 1828, chapitre III « Les ruines en général. Qu’il y en a de deux espèces », p. 360. ↩
- Après deux ans d’interruption, la prochaine édition se tiendra du 29 au 31 juillet 2022 https://saristrafestival.gr (dernière consultation le 28 mars 2022). ↩
- Western Washington University avec l’Université d’Oregon (Etats-Unis) et l’Université de Trèves (Allemagne). ↩
- Nicholas C. Zaferatos, Arunas P. Oslapas (dir.), “Sustainable Development Alternatives for the Historic Village of Farsa”, Kefalonia Program in Sustainable Community Development, 2006, en ligne sur http://faculty.wwu.edu/zaferan/UTS%202006%20Kefalonia%20Plan.pdf (dernière consultation le 28 mars 2022) ; voir aussi Nicholas C. Zaferatos, « Sustainable Planning Education as Intercultural Service Learning: Kefalonia Program in Sustainable Community Development », in Journal of Education for Sustainable Development, sept. 2007, p. 199-208, https://doi.org/10.1177/097340820700100210 ↩
- https://kefaloniageopark.gr/en (dernière consultation le 28 mars 2022). ↩